Beauté et simplicité

Table ronde avec Thomas De Koninck

Dans le cadre d’un cercle de discussion du Groupe de simplicité volontaire de Québec

Date et lieu

mardi 25 septembre 2012Québec

J’ai demandé un jour il y a longtemps au grand écrivain et poète québécois Félix-Antoine Savard, ce qu’était pour lui le beau. «Le beau oblige», m’a-t-il répondu aussitôt. Cette réponse m’est revenue souvent comme une invitation à réfléchir.
Thomas De Koninck

Extrait(s)

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La question fondamentale est cependant la suivante. Pourquoi aimons-nous tant la beauté, sous une forme ou une autre? Pourquoi le feu fascine-t-il? L’éclair que l’on voit dans la nuit, demandait Plotin, pourquoi est-il beau? D’où nous vient l’admiration devant certains visages burinés par le temps, ou un regard d’enfant? Pourquoi retourne-t-on sans cesse voir le même chef d’oeuvre, émerveillé chaque fois davantage, si bien que sa beauté «croît»? Peut-on prétendre ignorer tout de l’éblouissement de la beauté intelligible, comme celle des
mathématiques, où d’aucuns trouvent, avec Russell, la «beauté suprême, beauté froide et austère (…) sublimement pure»? Nous admirons la beauté d’actions généreuses ou héroïques, voire tout simplement justes. Sans parler de la lumière irréductible qu’il nous arrive de rechercher par-delà ce «visage énigmatique, clos par l’évidence même de la beauté, visage encore scellé», qui surgit de partout. Pourquoi donc, malgré d’innombrables divergences de nature et de goût, tout être humain est-il attiré par le beau et s’écarte de ce qui lui semble laid, pourquoi sommes-nous ainsi faits? Pourquoi est-ce la beauté qui, dit Platon, «attire le plus l’amour (erasmiôtaton)», pourquoi, selon le mot de Rilke, «le Beau n’est-il rien autre que le commencement de terrible, qu’à peine à ce degré nous pouvons supporter encore», au point de suggérer «que nous n’habitons pas vraiment chez nous, dans le monde interprété»? [1] Comment comprendre ces propos d’Alain : «La beauté souveraine n’existe nullement en image. Et le grand poète, si connu, si familier en ses préparations, étonne toujours par le trait sublime, qui n’existe qu’un moment par la voix, et ne laisse point de sillage. Ainsi le printemps ne parle jamais qu’une fois; plusieurs fois, c’est toujours une fois. L’oreille n’est nullement préparée, ni habituée. Comme la cathédrale, au tournant de la rue, étonne toujours et toujours de la même manière; ou plutôt, il n’y a point de manière, mais une chose infatigable et un sentiment neuf. Ainsi le miracle du rossignol sonne comme Virgile. La beauté n’est jamais connue [2]».

[…]

Quels en sont les éléments? D’abord que, si elle a quelque chose d’infini, l’attirance éprouvée est tout le contraire du mauvais infini de la convoitise, notamment de «la convoitise des yeux» (I Jean, 2, 16), la curiosité. Ici sont utiles les analyses de Heidegger, qui cite d’ailleurs le passage de saint Augustin que nous évoquions plus haut [3]: la curiosité ne s’intéresse qu’à l’aspect extérieur des choses; elle ne cherche nullement à comprendre, mais seulement à voir. S’agitant et poursuivant l’excitation d’une nouveauté continuelle, c’est la possibilité constante de la distraction qui l’occupe. Elle n’a rien à voir avec l’observation et l’émerveillement. Elle ne désire pas tant savoir qu’avoir su. Jamais elle ne séjournera où que ce soit. Il est évident que le voir de la curiosité est à l’opposé de la contemplation du beau, c’est-à-dire de la theôria. Or cette opposition met en vive lumière, par contraste, ce qu’il y a de plus grand en l’homme: son regard. Le regard du curieux ne s’oppose pas seulement à celui de l’amant; il s’oppose également à celui de l’intelligence. Le curieux est irrémédiablement dyslexique, sans cesse à la poursuite du neuf qui est vieux aussitôt vu: il fuit et se fuit. Ce qui le caractérise, c’est l’abstrait au sens d’isolé, de séparé, d’unilatéral. On pourrait montrer que l’envahissement progressif d’un visuel médiocre ajoute, aux effets nocifs déjà relevés, celui d’émousser l’intelligence au profit de l’esprit d’abstraction, dénoncé avec raison par Gabriel Marcel, dans Les hommes contre l’humain, comme facteur de guerre et de «techniques d’avilissement».

[…]

Beauté et sens ne font en somme qu’un, l’essentiel de leur être étant la lumière, allant jusqu’à la splendeur. De là les vers célèbres du grand poète anglais John Keats: «Beauty is truth, truth Beauty, — that is all Ye know on earth and all ye need to know» [4]. Afin de mieux saisir cela, revenons aux éléments essentiels à la saisie authentique du beau suivant le texte déjà cité du Phèdre. Comment comprendre le fameux ekphanestaton, que Robin traduit: «ce qui se manifeste avec le plus d’éclat» (250 d 8)? Pour l’exprimer en deux mots, à la suite d’Iris Murdoch: «la beauté est, comme dit Platon, visiblement transcendante» [5]. Nous aimons la beauté parce que, présente visiblement, elle nous fait accéder, comme en un éclair, à l’invisible. Mais il y a bien plus. «La beauté, dit Heidegger, est un destin de l’être de la vérité, où la vérité signifie le dévoilement de ce qui se voile. Beau n’est pas ce qui plaît, mais ce qui tombe sous ce destin de la vérité qui se produit quand l’éternellement inapparaissant, et partant l’invisible, parvient dans le paraître le plus paraissant» [6]. Ou encore, s’agissant de l’oeuvre d’art: «L’être (…) ordonne la lumière de son paraître dans l’oeuvre. La lumière du paraître ordonnée en l’oeuvre, c’est la beauté. La beauté est un mode d’éclosion de la vérité» [7]. Et Hans Urs von Balthasar: «Elle est le fond suprême et mystérieux de l’être qui transparaît à travers toutes les apparitions. D’une manière plus précise, elle est tout d’abord la manifestation immédiate de cet excédent irréductible qu’on découvre en tout ce qui est révélé, de cet éternel surcroît qui habite l’être de tout existant. Ce qui éveille la joie esthétique, ce n’est pas seulement la correspondance entre l’essence et l’apparition, mais la certitude absolument incompréhensible que l’essence apparaît réellement dans l’apparition (qui pourtant n’est pas l’essence), et qu’elle y apparaît comme un être qui est éternellement plus que lui-même, donc qui n’est pas susceptible d’une apparition définitive. Mais c’est précisément cette absence d’apparition qui apparaît. C’est le comparatif éternel qui s’exprime dans le positif» [8].

Thomas De Koninck

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[1] Cf., respectivement, Plotin, Ennéades I, 6, 1; John Keats, Endymion, 1-2: «A thing of beauty is a joy for ever:/ Its loveliness increases»; Bertrand Russell, Mysticism and Logic (1917), New York, Doubleday, p. 57 (comparer Aristote, Métaphysique, M, 3, 1978 a 31-1078 b 5); Olivier Clément, Questions sur l’homme, Paris, Stock, 1972, p. 185 sq..; Platon, Phèdre, 150 d 8; Rainer Maria Rilke, Première Élégie de Duino, trad. A. Guerne, Éditions du Seuil, Paris, 1972, p. 9. Voir Jean-François de Raymond, La beauté morale, in Laval théologique et
philosophique, 56, 3 (octobre 2000), p. 425.

[2] Alain, Le rossignol, dans Propos I, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1956, p. 262-263.

[3] Martin Heidegger, Sein und Zeit, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 1929, §. 36, p. 170 sq.; puis p. 346 sq.; et saint Augustin, Confessions, X, 35, 54-57.

[4] John Keats, Ode on a Grecian Urn.

[5] Iris Murdoch, The Fire and the Sun, Oxford University Press, 1977, p. 77.

[6] Qu’appelle-t-on penser?op. cit., p. 31-32.

[7] L’origine de l’oeuvre d’art, dans Chemins qui ne mènent nulle part, trad. W. Brokmeier, Gallimard, Paris, 1962, coll. «Idées», p. 62. Sur ekphanestaton, cf. La question de la technique, dans Essais et Conférences, trad. A. Préau, Gallimard, Paris, 1958, p. 47; et Nietzsche I, trad. P. Klossowski, Gallimard, Paris, 1971, p. 153, et passim. Voir en outre la magnifique conclusion de l’ouvrage de Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode, trad. Étienne Sacre, revue et complétée par Pierre Fruchon, Jean Grondin et Gilbert Merlio, Paris, Seuil, 1996, p. 503-516, dans laquelle ce texte du Phèdre de Platon occupe une place centrale.

[8] Hans Urs von Balthasar, Phénoménologie de la vérité, trad. R. Givord, Paris, Beauchesne, 1952, p. 212-213.