La primauté de la conscience

Conférence de Thomas De Koninck

Organisée par Le Montmartre

Date et lieu

jeudi 21 mai 2015, 19h30Le Montmartre, 1669-1679, chemin Saint-Louis, Québec

La perspective de cette authentique réalisation de soi qui vient du poids de la liberté [...] entraîne en somme une exigence de vérité, de la part de toutes et tous, que l’on se considère athée, agnostique, ou croyant. Elle implique qu’on peut toujours renoncer à une position et en adopter une autre, en fonction de ce que l’on juge vrai. La liberté doit, en bref, demeurer ouverte en permanence au questionnement. – Thomas De Koninck –

Résumé

La conférence traitera de ces aspects:

  1. Deux figures exemplaires : Socrate et Antigone ;
  2. L’exercice concret de la conscience ;
  3. La liberté.

Extrait(s)

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I- Deux figures exemplaires : Socrate et Antigone

1/ Socrate

« Pour moi, je considère, excellent homme, qu’il vaut mieux […] ne pas être d’accord avec la plupart des gens et dire le contra ire de ce qu’ils disent – oui, tout cela plutôt que d’être, moi tout seul, mal accordé avec moi-même et de contredire mes propres principes » [1]. Hannah Arendt n’avait sans doute pas tort de voir dans cette phrase de Socrate, telle que rapportée par Platon, « ce que la morale occidentale, qui met l’accent sur l’accord avec la conscience, et la logique occidentale, avec son insistance sur le principe de contradiction, ont toutes deux pour point de départ » [2]. Mais à condition qu’on n’omette pas d’entendre à neuf, en même temps, cette grande voix de Socrate déclarant en outre aux Athéniens qui le feront mettre à mort que s’ils s’impatientent « comme des gens ensommeillés qu’on réveille » et le fassent dès lors mourir, ils risquent de passer leur vie à dormir, à moins qu’il ne leur soit donné quel qu’un d’autre qui, comme lui, ne cesse de les réveiller [3]. À quoi donc ne cessait-il de les réveiller ? Au fait que résume cette autre phrase célèbre de Socrate : « une vie humaine sans examen ne mérite pas d’être vécue ». Mais voici les termes exacts de l’Apologie de Socrate : « Et si j’ajoute que, pour un homme, le bien le plus grand est de s’entretenir tous les jours de la vertu et de tout ce dont vous m’entendez discuter, lorsque je soumets les autres et moi-même à cet examen, et que je vais jusqu’à dire qu’une vie à laquelle cet examen ferait défaut ne mériterait pas d’être vécue, je vous convaincrai encore moins » [4]. Le défi de la conscience morale était en somme, à ses yeux, celui d’une quête constante de p lus de vérité, illustrant ainsi d’avance ce que traduira le mot latin « conscientia », à l’origine de notre mot “conscience”, signifiant étymologiquement “science avec”.

Il convient de s’arrêter ici sur ce que cette primauté de la conscience morale ainsi comprise impliquait de tragique, dans le cas de Socrate. Comment donner tort à Kierkegaard, écrivant dans son Journal: « Ce qui trompe avec Socrate, c’est que son ironie est si spirituelle, et son intellectualité si éminente qu’on en est tenté d’oublier complètement que son action est en même temps pour lui question de vie et de mort ». L’Apologie de Socrate, par Platon, nous charme et fait que nous sommes tentés de voir en Socrate un auteur qui enlèverait la palme, « alors que c’est sa vie ou sa mort qu’il joue » [5].

Or nous devons à Hegel, dans ses leçons sur Socrate, une analyse particulièrement pénétrante de cette dimension tragique. « Dans le tragique véritable, il faut que des deux côtés les puissances morales qui entrent en collision soient des puissances légitimes; tel est le destin de Socrate ». Et Hegel d’ajouter : « Son destin n’est pas purement personnel, ce n’est pas seulement son destin romantique individuel; c’est la tragédie d’Athènes, la tragédie de la Grèce qui se joue, qui est représentée en lui. Il y a ici deux puissances qui s’affrontent. L’une est de droit divin, la coutume naïve, – la vertu, la religion, qui sont identiques à la volonté, – à la volonté de vivre d’une vie libre, noble, morale dans les lois de son pays […]. L’autre principe est au contraire le droit non moins divin de la conscience, le droit du savoir […] C’est le principe universel de la philosophie pour tous les temps qui suivront. Ce sont ces deux principes que nous voyons entrer en collision dans la vie et dans la philosophie de Socrate » [6].

Le point central, on le voit, c’est l’universel qui se découvre dans la conscience individuelle et qui en explique la puissance et, aux yeux de certains, la menace. Ceci est fort bien rendu par Hegel encore, cette fois dans ses Leçons sur la philosophie de l’histoire : « Il enseignait que l’homme devait trouver et reconnaître en lui-même ce qui est juste et bien et que par sa nature ce juste et ce bien est universel ». Il ne s’agit donc pas de la transgression d’un seul individu, les Athéniens y étaient eux-mêmes impliqués. Et revient ici de nouveau chez Hegel la formule : « hautement tragique » [7].

On pourrait ajouter que les Athéniens reniaient aussi du même coup le fondement même de ce que Jacqueline de Romilly appelle leur « élan démocratique », à savoir la liberté de parole, la parrhêsia, l’anti-flatterie. Michel Foucault a brillamment capté l’essentiel de la parrhêsia quand il écrit : « Le but final de la parrhêsia, ce n’est pas de maintenir celui auquel on s’adresse dans la dépendance de celui qui parle – ce qui est le cas de la flatterie. L’objectif de la parrhêsia, c’est de faire en sorte que celui auquel on s’adresse se trouve, à un moment donné, dans une situation telle qu’il n’a plus besoin du discours de l’autre. Et comment, et pourquoi n’a-t-il plus besoin du discours de l’autre? Précisément, parce que le discours de l’autre a été vrai. […] La vérité, qui passe de l’un à l’autre dans la parrhêsia, scelle, assure, garantit l’autonomie de l’autre, de celui qui a reçu la parole par rapport à celui qui l’a prononcée » [8]. Or la grande originalité de la démocratie athénienne était que tout citoyen de plus de dix-huit ans pouvait non seulement voter, « mais intervenir, donner son avis, participer directement à la gestion de la cité ». Cette égalité de parole jouait dans l’assemblée du peuple, mais aussi pour la justice et les tribunaux. Le beau texte que voici d’Euripide en témoigne : « […] Le faible peut répondre à l’insulte du fort, et le petit, s’il a raison, vaincre le grand. Quant à la liberté, elle est dans ces paroles : “Qui veut, qui peut donner un avis sage à sa patrie?”; alors, à son gré, chacun peut briller… ou se taire. Peut-on imaginer plus belle égalité? » [9]. Or, n’était-ce pas justement un avis sage à sa patrie que donnait Socrate, en invitant ses concitoyens à s’interroger, entre autres, sur eux-mêmes?

[…]

Thomas De Koninck

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[1] Platon, Gorgias, 482 b-c; trad. Monique Canto.

[2] Hannah Arendt, La crise de la culture, trad. sous la direction de Patrick Lévy, Paris, Gallimard, “Folio”, 1972, p. 281.

[3] Platon, Apologie de Socrate, 30 e-31 a.

[4] Apologie de Socrate, 38 a, trad. Luc Brisson.

[5] Sören Kierkegaard, Journal (Extraits), vol. V, 1854-1855, trad. Ferlov et Gateau, Paris, Gallimard, 1961, p. 146-148.

[6] G. W. F. Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, trad. Pierre Garniron, Paris, Vrin, 1971, p. 278.

[7] G. W. F. Hegel, Leçons sur la philosophie de l’histoire, trad. J. Gibelin, Paris, Vrin, 1963, p. 205-206.

[8] Michel Foucault, L’herméneutique du sujet. Cours au Collège de France, 1981-1982, Paris, Seuil/Gallimard, 2001, p. 362-363.

[9] Cf. Jacqueline de Romilly, L’élan démocratique dans l’Athènes ancienne, Paris, Éditions de Fallois, 2005, p.11-19; Euripide, Les Suppliantes, 430-441, Cité, p. 18.

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