Mourir dans la dignité

Par Thomas De Koninck

Mémoire présenté à la Commission spéciale de consultation sur «Mourir dans la dignité».
Créée en 2009 par l’Assemblée nationale du Québec, la Commission a remis son rapport le 22 mars 2012.

Voilà qui fait naître un premier ordre de questions. D’où vient au juste la dignité ainsi reconnue au pauvre ou à l’infirme, au malade et au mourant, à celle ou celui qui n’a rien, voire, diront certains, qui n’est rien? D’où viennent ces manifestations diverses d’un respect profond des morts qui semblent caractériser toutes les civilisations, au point d’en marquer la naissance même ? La profanation des sépultures est pour toute personne civilisée un acte révoltant, impie, barbare. Pourquoi donc ? – Thomas De Koninck – 

Extraits

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La question est de mourir humainement. La mort exige d’être vécue, accueillie et partagée solidairement, en pleine conscience, liberté et responsabilité. Libérer, c’est rendre libre, ou plus libre (par des soins appropriés, par exemple). Euthanasier, c’est par contre supprimer le sujet libre lui-même, en lui enlevant l’existence, et par conséquent porter atteinte à la liberté elle-même au moment le plus crucial de la vie, sous prétexte trop souvent du contraire. Il importe donc au plus haut point de mieux cerner la liberté elle-même, et la responsabilité, de part et d’autre, de même que le rôle capital de la conscience de chacune et de chacun face à ces difficiles questions, qui ont préoccupé les philosophes depuis les débuts, mais qui revêtent une acuité renouvelée dans le contexte de domination technologique et d’anonymat croissant qui est le nôtre. C’est ce que nous essayons de faire dans une autre partie de l’exposé qui suit. Le visage humain et la responsabilité qu’il engage obligent au respect absolu de la dignité inaliénable de tout être humain quel qu’il soit, à tout instant de sa vie, jusqu’au dernier. Aucune prise de position responsable quant au «mourir dans la dignité», y inclus celle de la Commission, ne saurait faire l’économie d’une réflexion sur la mort et donc sur le sens de la vie humaine. Je suis profondément convaincu, pour ma part, arguments à l’appui, que chaque être humain, quel qu’il soit et quelle que soit sa condition, est unique au monde et possède une égale dignité, celle d’une fin en soi, justement. On ne peut dès lors jamais dire ou penser : «lui ne compte pas», ou encore «sa vie à elle ne mérite plus d’être
vécue». Avec la dignité humaine entendue en ce sens rigoureux, qui est à l’opposé de la dignitas romaine de jadis, aucun compromis n’est possible. Tout être humain compte.

[…]

Ma responsabilité pour autrui atteint justement son point culminant devant sa mort, ce dernier acte de la vie humaine qui appartient à l’ensemble de celle-ci et détermine tout ce qui a précédé, en bien ou en mal. De sorte que, solidarité humaine exige, l’on ne devrait jamais empêcher qui que ce soit de le vivre aussi librement que possible, et qu’on doit au contraire favoriser du mieux que l’on peut l’exercice de cette liberté. La douleur peut avoir des effets aliénants, on le sait. En atténuant les souffrances sans toutefois rendre inconscient, les soins appropriés peuvent procurer une détente psychique et organique propice à une meilleure présence à soi (et aux autres) en cet instant crucial. Comme l’a excellemment marqué Tolstoï dans La mort d’Ivan Illich, l’importance de cet instant est en effet «définitive». Car il s’agit de l’instant où l’on peut tout «corriger», tout accepter et se réconcilier, ou tout rejeter, selon le cas; l’instant de la toute dernière chance de reconnaître, voire donner, en son for intérieur, un sens définitif à sa vie, quoi qu’il paraisse à l’extérieur (1). Un sage antique, Sénèque, ne rappelait-il pas, avec justesse, cette vérité fondamentale : «Rien, Lucilius, ne nous appartient ; seul le temps est à nous. Ce bien fugitif et glissant est l’unique possession que nous ait départie la Nature, et peut nous en chasser qui veut. Telle est la folie des humains, qu’ils se sentent redevables du moindre cadeau peu coûteux qu’on leur fait, remplaçable en tout cas, mais que personne ne s’estime redevable du temps qu’il a reçu en partage, alors que le plus reconnaissant des hommes ne pourrait le rendre» (2). A fortiori nos derniers instants, pourrait-on ajouter.

[…]

Il faudrait être bien naïf pour ne point entrevoir les abus auxquels une légalisation de l’euthanasie donne lieu. Quelle belle façon de se débarrasser de quelqu’un, afin d’accélérer un héritage, par exemple, que de prétendre qu’il ou elle nous a supplié de poser le beau geste humanitaire de soulager sa souffrance en l’euthanasiant — d’autant plus désintéressé que ce fut à sa demande expresse! Comment ne pas anticiper la pente glissante vers la barbarie où conduit, une fois légalisée, la possibilité d’éliminer en douce, le regard clair, celles et ceux que la faiblesse, la pauvreté, les handicaps, vouent à une vie jugée désormais «sans valeur» opposée à la légalisation de l’euthanasie. On y évite même, et pour cause, le mot «euthanasie». On constate par ailleurs un exode important de gens âgés venant des Pays-Bas et de la Suisse vers l’Allemagne. Pourquoi donc ?

[…]

Ainsi est-ce dans la finitude même de l’être humain qu’apparaît d’abord la dignité humaine — comme si, dès l’antiquité, la représentation par l’art de la souffrance, de la maladie et de la mort, nous éveillait davantage à la grandeur humaine. Nous rencontrons, dans les exemples évoqués, une constante surprenante: la dignité humaine est d’abord associée à l’être humain désarmé, faible, tel le vieil Oedipe reconnaissant «devenir vraiment un homme» quand il n’est plus rien. Or, on retrouve cette même constatation dans toutes les sagesses, comme j’ai tenté de le montrer à diverses reprises en diverses publications: on semble partout pressentir que c’est dans le dénuement que l’humain se révèle le plus clairement et qu’il impose aux consciences sa noblesse propre — celle de son être, non de quelque avoir. Il faut prendre acte en tout premier lieu de ce que Paul Ricoeur a décrit avec bonheur comme «une exigence plus vieille que toute formulation philosophique». Cette exigence a toujours été que «quelque chose est dû à l’être humain du seul fait qu’il est humain». Dans toutes les cultures, à toute époque, un fragment de tragédie, une épigramme, un texte législatif, un proverbe, une inscription funéraire, un conte, une chanson, une oeuvre d’art, une oeuvre de sagesse, en auront témoigné (3).

[…]

Je le répète, mourir est un acte. Il faut pouvoir agir sa mort, la faire sienne, la vivre dans le respect de sa dignité d’être libre. Le discours que diffuse la culture ambiante peut inciter à n’accorder de valeur qu’à l’efficacité, à la santé glorieuse, à la performance physique et intellectuelle et à l’intégrité corporelle, alors que ces réalités quotidiennes que sont l’échec, la maladie ou la mort font appel à des ressources qui pour d’aucuns sont moins familières. Or s’agissant de «dignité», comme le résume admirablement Léon Burin, il faut «parler bien plutôt d’élégance de l’être et du coeur». «Papa, dis-moi les choses !» répétait à l’infini, au cours d’une thérapie, un homme que depuis son enfance le mépris de son père avait à tout jamais blessé. Ainsi le malade défiguré attend-il de nous une aide pour le regard qu’il portera sur lui-même. Il attend que nous lui «disions la chose», cette invisible dignité de son être, que l’écran de son malheur occulte». La dignité humaine est de l’ordre du sens, elle est saveur de vie. «Nous touchons là au mystère même de l’humain, à cette question essentielle que tout être venant au monde reçoit en cadeau de naissance : la question de son devenir humain, cette équation de son centre de gravité» (4).

[…]

C’est toutefois Hamlet qui, nous le disions, exprime le plus adéquatement la situation humaine véritable, du seul point de vue humain, justement. «Être ou ne pas être, c’est la question» : la vérité est que nous ne savons pas, d’un savoir humain, ce qui nous attend après la mort. Mais la perspective d’une autre vie possible doit nous tenir loin du suicide. Et si c’était l’infini, Dieu même, comme y insistait à son tour Pascal en son pari. Prétendre être sûr du contraire est clairement se mentir à soi-même.

[…]

La vie de la conscience, dont nous avons l’expérience intime, laisse pressentir une vie autre que simplement biologique, même si elle dépasse la représentation. Il en va de même de nos aspirations les plus profondes. Dans les termes si justes de Marcel Proust, «Il n’y a aucune raison dans nos conditions de vie sur cette terre pour que nous nous croyions obligés à faire le bien, à être délicats, même à être polis, ni pour l’artiste athée de recommencer vingt fois un morceau dont l’admiration qu’il excitera importera peu à son corps mangé par les vers, comme le pan de mur jaune que peignit avec tant de science et de raffinement un artiste à jamais inconnu, à peine identifié sous le nom de Ver Meer. Toutes ces obligations, qui n’ont pas leur sanction dans la vie présente, semblent appartenir à un monde différent, fondé sur la bonté, le scrupule, le sacrifice, un monde entièrement différent de celui-ci, et dont nous sortons pour naître à cette terre, avant peut-être d’y retourner vivre sous l’empire de ces lois inconnues auxquelles nous avons obéi parce que nous en portions l’enseignement en nous, sans savoir qui les y avait tracées — ces lois dont tout travail profond de l’intelligence nous rapproche et qui sont invisibles seulement — et encore! — pour les sots» (5).

Thomas De Koninck

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(1) Cf. Léon Tolstoï, La Mort d’Ivan Ilitch, dans Oeuvres complètes, Tome XXVII, Paris, Stock, 1912, p. 102-105; cf., dans une autre traduction, La Mort d’Ivan Ilitch. Nouvelles et Récits (1851-1885), Paris, GF-Flammarion, 1993, p. 393-395.

(2) Sénèque, Lettres à Lucilius, Livre premier, Lettre 1, édition établie par Paul Veyne, Paris, Robert Laffont, collection Bouquins, 1993, p. 603-604.

(3) Voir notamment mon livre, De la dignité humaine, Paris, Presses Universitaires de France, collection
Quadrige, 2002, et mon texte intitulé Archéologie de la notion de dignité humaine, in Thomas De Koninck et Gilbert Larochelle (sous la direction de), La dignité humaine. Philosophie, droit, politique, économie, médecine, Paris, Presses Universitaires de France, 2005, p, 13-50, où on trouvera les références pertinentes.

(4) Léon Burin, Parler la mort. Des mots pour la vivre, Paris, Desclée de Brouwer, 1997, p. 155-171.

(5) La Prisonnière, in À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1954, III, p. 187-188.