Réflexions sur le bonheur

Par Thomas De Koninck

Causerie dans le cadre de la Semaine de prévention du suicide

8 février 2005, Université Laval, Québec

La question la plus redoutable, cependant, est bien plutôt la suivante. Tout être humain doit affronter maintes vicissitudes jusqu’à l’épreuve de la mort. La question fondamentale qui se pose à nous tous et toutes est donc de savoir comment être heureux même dans le malheur. Notre propre malheur, certes, à commencer par le pire de tous, notre mort à venir, mais également la souffrance d’autrui. Comment être heureux quand le monde va si mal? – Thomas De Koninck –

Extraits

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La joie a un contenu. Le paradoxe est que celui ou celle «qui fait du plaisir et du bien-être subjectif le thème de sa vie et le but de ses actions n’éprouvera pas du tout ce mode plus profond du bien-être que nous nommons la joie. Cette dernière n’est connue que de celui qui s’ouvre à la valeur de la réalité effective dans sa richesse, qui est capable de se décentrer de soi et comme nous le disions, de se réjouir de quelque chose ou à propos de quelque chose». La culture permet de sortir du repli animal, d’objectiver et de différencier ses intérêts, augmentant ainsi sa capacité de joie et de douleur. La tâche de l’éducation est d’apprendre aux humains à s’intéresser à quelque chose. On ne peut être heureux à ne défendre que ses intérêts propres. «C’est pourquoi la culture (Bildung), la formation (Herausbildung) d’intérêts objectifs, la perception du contenu de valeur de la réalité effective, est un élément essentiel de la vie accomplie (1).»

[…]

Jean Ladrière l’a excellemment rappelé, le mot du grand poète Hölderlin, Dichterisch wohnt der Mensch, «c’est poétiquement que l’homme habite», décrit en revanche une réalité éminemment concrète et fondamentale — dont témoigne à nouveau la sagesse inscrite dans la langue ordinaire. Le fait que nos «habitudes» et nos «habitus» forgent notre «habitat» essentiel, notre caractère même, est bien rendu dans la double étymologie du mot «éthique» (à la fois ethos, «habitude, moeurs» et êthos, «antre», «demeure», «caractère»), tout comme dans le fragment célèbre d’Héraclite, êthos anthrôpoi daimôn (traduction littérale courante : «son caractère est le destin de l’homme»). Cette association au niveau des mots déjà est étonnamment constante et ne se limite pas au grec ou au latin; ainsi en allemand, où les connotations entre Gewohnheit, Wohnung, wohnen, sont aussi évidentes que celles que préservent en français «habitation», «habitat», «habiter», «habitudes», «habitus» et les mots anglais correspondants; Sittlichkeit («moralité»), évoque Sitten (moeurs), et Sitte – relève Hegel — renvoie à Sitz, «siège», «résidence».

[…]

L’épanouissement de chacune et chacun dépend profondément de la culture ambiante, qui peut assassiner, le mot n’est pas trop fort, puisqu’il s’agit de ce qui fait sens, donne le goût de vivre une vie humaine, du désir de dépassement, de la soif d’apprendre, de comprendre, de contempler. Il n’y aura pas d’efforts plus tard «sans au fond, au fond de soi, le merveilleux et le miraculeux placé par l’enfance» (Paul Valéry). Si la balourdise qui tue l’émerveillement mérite la pire des malédictions, c’est que sa victime est ce que nous avons chacune et chacun de meilleur, de plus déterminant en nous: le souffle même de vie qui donne sens ou à tout le moins permet d’en chercher un, et qui est l’esprit (2).

Thomas De Koninck

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(1) Robert Spaemann, Notions fondamentales de morale, trad. Stéphane Robilliard, Paris, Flammarion, «Champs», 1999, p. 42-45.

(2) Paul Valéry, Cahiers II, édition par Judith Robinson, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1974, p. 1555. Entre huit et treize ans la vie des enfants est empreinte d’émerveillement, observe de son côté Whitehead, qui ajoute: «and cursed be the dullard who destroys wonder» [«maudit soit le balourd qui tue l’émerveillement»] (A. N. Whitehead, The Aims of Education, New York, The Free Press, 1967, p. 32).